Janvier 2016 sonnant le glas pour de nombreuses personnalités, les hommages fleurissent çà et là. Ce qui m’a remis en mémoire celui de Micberth à son père Georges, Breton d’origine, décédé le 20 février 1973. étonnante nécro parue dans Actual-Hebdo quelques semaines plus tard sous le titre « Papa ».

La_Salle.jpg

« Télégramme. Moi assis avec mes amis D. Femme m’apporte, l’oeil éteint, triste nouvelle. Elle tend : « Ton père ». « Mort ? » J’ouvre télégramme. Je lis : père décédé. Deux mots. Obsèques vendredi 23. J’arrive pas à décoller mon regard du papier bleu. Père décédé. Alors comme ça papa a p’us ! Saute dans voiture avec femme. Arrive chez maman. Toute noire, recroquevillée, malade. Famille plein partout, la plaie. Apprends que papa est mort d’un infarctus du myocarde après repas. « J’ai mal dans poitrine », a-t-il dit. « Couche-toi », a répondu maman, « vais décommander coiffeur et appeler toubib. » Toubib arrive clic clac. Toubib généraliste fait une drôle de bobine. C’est grave. Appelle cardiologue. Cardiologue arrive. 17 heures. Faut envoyer papa Asudam dans grand hôpital blanc, tcheuf tcheuf. Cardiologue dit à maman : « C’est grave mais pas désespéré. » On ne veut pas maman à l’hôpital. ça servirait à rien qu’ils disent. « A demain », lui dit-on. Clip clap clop, maman retourne chez elle, chancelante. Elle se couche. Dring. 2 heures du matin. C’est un monsieur tout noir dans le noir, une enveloppe blanche à la main. Le monsieur bafouille : « Votre mari est mort. » Maman saute dans les escaliers, tourne quatre ou cinq fois autour de table de la salle à manger en geignant et s’effondre.

« Voilà comment tout cela s’est passé. Mon père avait 58 ans, à faire ; 35 ans de mariage samedi, un bail. C’était un couple de petits ouvriers bien polis, bien honnêtes, bien transparents. Maman se retrouve seule et sans ressources. Papa avait déjà perdu un oeil dans son travail, ses vertèbres étaient usées jusqu’à la moelle, sa prostate bourgeonnait, de violentes céphalées chroniques depuis l’adolescence, aussi. Tout pour la joie ! Depuis deux ans, son sale con d’employeur avait institué les primes de productivité. Alors mon papa à moi, tout fier mais poussif, voulait damer le pion à ses jeunes collègues et se tuait au boulot. Pas exactement pour damer le pion d’ailleurs, mais plutôt pour éviter de se faire foutre à la porte quelques années avant la retraite. La porte, c’eût été la misère. La tête, les vertèbres, la prostate, tout résista sauf le coeur. Pas très consciente, maman a dit : « Ils sont quand même gentils ses employeurs. Ils ont payé l’enterrement. » Mais non. Les employeurs n’ont pas le sens de l’humour. C’est papa qui avait cotisé à une nouvelle caisse qui couvre les frais d’enterrement pour un forfait de 1000 F.

« J’ai été jusqu’à l’hôpital. On a sorti papa du réfrigérateur pour me le montrer. Dans la mort il était beau comme il n’avait jamais été de son vivant. Eau bénite. Mise en bière. Longue procession. église. Curé. Orgue. Chansonnettes. Rebénédiction. Remerciements. Montée au cimetière. Longue et lente marche dans le territoire des morts sous un vent glacial. Je portais presque maman qui chaloupait comme au temps des tangos de sa jeunesse*. Papa est descendu paré de sa robe de bois et de fer au fond d’un grand trou, tout au fond. Fossoyeur s’est avancé vers moi : « On y va m’sieur ? » Oui, j’ai fait de la tête. Puis je me suis approché du grand trou pour y jeter une poignée de terre. Ma femme aussi. Ma mère aussi. Et aïe donc ! Les fossoyeurs ont craché dans leurs mains. Ma femme a glissé un biffeton dans la paume grassouillette de l’ordonnateur, et nous sommes repartis sur le petit chemin qui ne sentait pas la noisette mais l’encens. Le temps pour moi de lire une grande pancarte sur laquelle Royer dit autoritairement qu’on est des beaux dégueulasses si on ne nettoie pas la tombe de ses morts. Quelle délicatesse Royer ! On s’est bien embrassés avec la famille, bien promis de ne pas attendre dix ans pour se revoir, ou la mort d’un autre. J’ai grimpé dans ma voiture. Maman était là, assise, et pleurait doucement dans ses mains. » (Micberth-Asudam, « Papa » in Actual-Hebdo n° 12, samedi 3 mars 1973)

 Son dernier tango à... Tours ! (Note manuscrite ajoutée par Micberth à la fin de l’article.)

NDRL : Jean Royer était alors maire de Tours.