Je vous propose un grand saut dans le passé : 40 ans pile-poil. Semaine du 10 au 16 avril 1974. Actual-Hebdo ayant cessé de paraître, Micberth a répondu favorablement aux propositions de collaboration de Jean Boizeau. Depuis février, il publie dans l’hebdomadaire Minute, sous le nom d’Eric Asudam, une chronique polémique intitulée « La moutarde au nez ». Promesse lui a été faite de ne pas le caviarder. Mais « cette promesse ne fut pas respectée, et je dirai même que le rédacteur en chef Bousson, surnommé « gratte-couilles » par le personnel, s’offrit sur mes textes des compensations à sa triste médiocrité », écrit Micberth. « Je pris donc mes fonctions, sous contrat, au mois de février, et fis paraître dans Minute quatre chroniques, dont une sur les OVNI qui me valut les honneurs haineux de Claude Villers et de Jean-Claude Bourret sur les antennes de France-Inter. »

La chronique ci-dessous (largement caviardée) sera la dernière des quatre publiées. Micberth ajoute : « Puis Pompidou calencha, alors que je préparais mon voyage pour l’URSS, une enquête sur la drogue et un reportage sur le docteur Solomidès. Et Minute joua à fond, pendant deux semaines, la carte Royer. J’avais eu une conversation  avec Jean Boizeau, qui m’avait donné des orientations politiques précises. Et, quelques jours plus tard, en arrivant au journal, je trouvai le panégyrique sur Royer imprimé, alors que dans ma sacoche se trouvait un article qui démolissait la gueule au fol de Tours... »

Fin de l’histoire. Reste ce très beau texte, qui convient parfaitement (pile-poil ?) à la semaine du 10 au 16 avril 2014.

 

Pour les sauver malgré eux

 

Parler du malaise de notre société actuelle me semble plus que léger, car ce malaise est en fait une peur qui n’a jamais été plus indicible, plus paralysante, plus insidieuse... Une grande frousse qui nous monte de je ne sais quel inconscient collectif, pour exploser à la surface tourmentée d’un conscient précaire.

Analyser cette peur, c’est déjà reconnaître à celle-ci une réalité spéculative.

Mais on fait avec ce que l’on a.

Le saccage systématique des valeurs morales, le dénigrement exhaustif du sacré, l’insécurité matérielle, la pollution, etc., demeurent les combustibles privilégiés de ce foyer d’angoisse. Instruit de louvoiements, circonvolutions et rotondités, l’homme moderne a perdu la faculté de se diriger toujours droit devant. Il tourne sur lui-même puis, alourdi, s’écrase et se dispose à tous les artifices que les apprentis sorciers lui mitonnent dans leurs creusets de la mort.

Depuis trente ans, notre pays engendre périodiquement des enfants désespérés, nourris du nihilisme et de matérialité, saouls de verbiage et de pathos. Au fil des années, le guerrier bronzé a été transmué en cochon boueux.

Faut-il sans cesse dénoncer cette situation pitoyable et se lamenter en se frappant la poitrine, les genoux enfoncés dans la glaise ; ou devons-nous agir vite et fort, énergiquement ?

Je suis de ceux qui croient à l’action. Il ne s’agit bien évidemment pas de se faire l’adepte de la méthode Coué en criant aux immensités, comme pour se convaincre : «  Nous sommes des ânes ! Nous sommes des ânes ! ». Car en procédant ainsi, nous prendrons le risque de sentir bientôt de grandes oreilles brunes et velues pousser de chaque côté de notre tête.


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La société est pourrie, c’est vrai. Lieu commun. Personne ne peut oser prétendre le contraire. Cet axiome n’implique pas forcément une sentence de mort. Il y a dans la société malade des hommes naïfs, au coeur gonflé d’amour et d’espoir, qui donneraient leur vie pour que notre espèce se perpétue dans la joie, le plaisir d’exister, de travailler, de construire et d’aimer.

C’est pourquoi je garde une confiance inébranlable dans l’homme, dans son imagination prodigieuse et ineffable.

La misère matérielle reste une bien petite chose, comparée à la misère morale. Un peuple libre et cossu sans idéal, sans grandes aspirations, est un peuple décadent, donc moribond.

De tristes philosophes ont pénétré sur le terrain du combat des idées en plantant la bannière du bien-vivre et du bien-jouir. Spontanément, les combattants qui n’étaient que des hommes, ont déserté leur idéal, pour se vautrer aux pieds des tribuns de la facilité. Entre le quignon frotté d’ail, frugal repas tout juste nécessaire pour continuer le combat, et le gras brouet de la facilité, l’homme a choisi de bâfrer, de se mépriser, de poser ses fesses là dans la fange, de se voiler la face et de croiser les bras.1

Les philosophes sont morts. Mais l’homme de tous les jours vit. Il n’a plus, aujourd’hui, qu’un seul désir : transformer son brouet en caviar, sans bouger un cil, sans se décider à renier le moindre de ses privilèges. Et il a peur.

Pourquoi ? Tout simplement parce qu’il prend conscience, d’une manière confuse, que sa vie a stagné dans la cuvette, que sa volonté appauvrie ne lui permettra plus jamais d’atteindre les sommets que lui proposaient ses vieux chefs trahis. Les philosophes, pervertis par la soif de convaincre, avaient omis de lui préciser que cette cuvette ne pouvait faire vivre illusoirement que quelques générations d’hommes, et qu’elle serait recouverte bientôt par les hautes eaux et par la boue. 

L'homme d'aujourd'hui sent confusément qu'il va se noyer, que tous les siens disparaîtront avec lui, qu'il ne restera plus rien de cet éden en carton-pâte. Que vaut la plus belle des automobiles recouverte par des millions de tonnes de boue ?1

Rousseau, Fourier, Karl Marx et les autres ne sont plus. Mais leurs mensonges ont séduit de nouveaux petits philosophes qui, au lieu d’inciter cette population malade à aller se réchauffer sur les cimes paradisiaques, lui conseillent de creuser davantage dans la cuvette stérile, afin que l’eau et la boue parviennent plus rapidement à l’anéantir.

Pour la plus grande tristesse de l’espèce, l’homme a toujours été plus taupe qu’épervier. Sa multiplication effarante l’entraîne irrémédiablement vers un conformisme médiocre. Son instinct d’imitation lui féminise la voix et le rend transparent.

Dans dix ans, il aura inventé le mouvement pour la libération des poupons...

 

Nous qui savons tout cela, qui sommes assis sur les promontoires, nous devons, sans faillir, haranguer nos frères, leur montrer d’une main qui ne tremble pas les cimes sur lesquelles ils seront sauvés. Nous devons les encourager à imaginer, combattre les dégoiseurs de l’irréversible, démontrer qu’en grattant avec obstination la pourriture, nous ferons apparaître le sain et le beau. Nous devons leur dire que chaque minute est précieuse, et qu’elle marque le témoignage indélébile de notre passé. Nous devons nous transcender pour offrir des exemplarités sans faille qui inciteront nos contemporains au respect. Nous devons refuser toute frustration, tout compromis, toute lâcheté ; nous regarder avec la plus extrême des sévérités.1

Il ne s’agit plus de dire, mais de vivre, de prouver, de combattre, sans pitié et avec férocité, les fossoyeurs de nos richesses. Nous devons les dépister, là où ils se trouvent, à quelque poste qu’ils occupent, et les discréditer sans faiblesse.

Ainsi, nous sauverons ce qui reste à sauver.


Nous mijotons dans l’intolérable. Chaque jour, les mass media nous apportent les miasmes du grand tas d’ordures. L’odieux est couronné et les sujets féaux baissent davantage la tête. Il n’est pas possible que cela dure ; il n’est pas souhaitable que cela demeure.

Assez ! Le Français ne doit plus être flatté, léché, pouponné. Nous devons le saisir par sa tignasse, et lui flanquer la trogne contre les miroirs en lui criant : « Regarde-toi, mais regarde-toi donc ! » Nous devons lui ouvrir les yeux à l’aide de nos deux mains crispées sur le bord de ses paupières : « Regarde-toi ! »1

Le gouvernement, les partis politiques, les syndicats parlent de la sagesse des Français. Quelle foutrerie ! Dialectique dormitive. Qu’il est doux de régner sur une masse qui ronfle, qui se laisse pourrir ses gosses, dauffer ses filles, voler ses biens ; qui accepte la jargonaphasie d’une poignée d’excités engraissés dans des universités foutoirs ; qui porte au pinacle ses voleurs et ses assassins, et qui ricane de la détresse des victimes suppliciées.

Ah ! Que nos princes les connaissent bien les défauts et les faiblesses des hommes !

Quels merveilleux apothicaires ! Le génie de la pommade ! Que ne lui fait-on pas dire à cette majorité silencieuse – cruel paradoxe : le silence qui cause !

Mais il y a vous, il y a moi, qui n’accepterons jamais de déposer les armes, qui ne nous résignerons jamais à trembloter dans le cocon de notre peur et qui hurlerons jusqu’à nos dernières forces pour préserver au-dessus du marécage l’intelligence, la tendresse et l’amour.

Allons z’enfants...

(Micberth-Asudam in Minute n° 626, semaine du 10 au 16 avril 1974)

 1. Passages censurés par Boizeau ou Bousson, et pour cause ! (Note ajoutée par M.-G.M.)